Jo Rome, Actuel XX, éditions Mardaga, Liège, 1975

Il faut remarquer chez Frédéric Beunckens comme chez Jo Rome une étonnante continuité : leur réalisme ne date pas d’aujourd’hui. Au contraire de tant d’autres ils ne sont pas revenus à la « figure » après un passage plus ou moins long dans l’abstraction. N’ayant pas sacrifié aux goûts successifs du temps, ils ont pu approfondir leurs thèmes et dépouiller leur manière. Ainsi donc si Beunckens et Rome étaient en marge au temps triomphant du lyrisme abstrait, nous admirons maintenant leur fidélité à eux-mêmes, leur honnêteté intellectuelle. Ce qui leur vaut maintenant d’être en accord avec les préoccupations artistiques de ce temps mais d’avoir été depuis plus de dix ans, sans le savoir, des précurseurs.

Jo Rome, dans sa peinture – il est un excellent sculpteur – ne prend pas parti ou plutôt n’en prend qu’un seul ainsi celui de l’homme victime dans un monde déshumanisé…
Déjà dans une précédente exposition (1970), ses thèmes étaient la voiture, la solitude, l’oppression, la ville qui engloutit l’homme réduit à n’être plus qu’ombre ou silhouette.
La peinture de Jo Rome évoque, rappelle la condition humaine : une civière s’en va ou revient de la salle d’opération sous les yeux d’un enfant et de son père. Est-ce sa mère cette personne sans force étendue ? Cela n’a pas fait mal, dit le père à l’enfant, parce qu’il faut sauvegarder ses illusions ou sa fraîcheur. Sur un fond aveugle de prison ou de cloître, un enfant joue sur sa balançoire. Quelle synthèse ! Quel symbole ! : l’innocence et le crime, le monde ouvert à tous les émerveillements et la vie arrêtée, repliée pour des jours sans fin.
L’émotion naît de ces oppositions. Qui gagnera, de la foi aveugle symbolisée par l’enfant, ou du monde adulte de la souffrance, de la solitude ? Jo Rome semble peindre vite comme s’il lui fallait – quand elle se présente vite comme il le fallait – quand elle se présente à lui – saisir pour la conserver l’impression soudain mûrie et confirmée par l’existence. Il balaie la toile à grands coups. Il n’aime pas les belles couleurs « sucrées » et craint que nous nous exclamions : « Que c’est beau ».
Une toile de Jo Rome est toujours l’expression de quelque chose qui a lentement fait son chemin et qui demande à faire surface. L’art de Jo Rome, qu’il soit peintre ou sculpteur, est vraiment un langage, et nous en apprenons beaucoup sur sa générosité, sur ses qualités humaines, sur son humour un peu barbouillé de tendresse, quand nous regardons « ces morceaux d’humanité » qui sont des images permanentes, symboliques de notre existence quotidienne.
– Jacques Parisse, Jo Rome in Artistes liégeois d’aujourd’hui. Edition IBM (Imprimerie Mardaga), 1980.
« Un temps j’ai voulu être nouveau, je me [suis] rendu compte que je continuais ». L’aveu de Jo Rome est spontané et sans tristesse. Il a fait le chemin à l’envers de certains autres qui croient que penser « profond » est bien penser et qui revendiquent dans leur art et dans leurs propos l’originalité à tout prix, la marginalité. Ceux-là souffriraient d’être comme les autres. Ils croient acquérir du talent en entretenant une prétendue différence. Tout le monde ne s’appelle pas Munch ou Baudelaire.
Jo Rome raconte avec art et cœur des choses simples ; il explore sa maison et son monde intérieur, il découvre les joies en famille, un bonheur simple et domestique alors que tant de quadragénaires vivent mal leur deuxième âge. En fait, Jo Rome, en avouant avoir mis quinze ans « pour sortir de l’école » et de ses rêves impossibles, s’affirme ainsi en une époque où la simplicité étonne. Un peintre d’une nature singulière. Au contraire d’autres qui [ne] font Rien avec beaucoup d’explications, il fait beaucoup et Bien avec un minimum de mots. Pas philosophe, pas théoricien de province, pas « pédagogue-né », pas précurseur, pas suiveur. Jo Rome est peintre avant tout et par sa peinture il a beaucoup à dire de lui, à dire de nous. Si nous savons regarder.
Jo Rome est né en 1937 à Horion-Hozémont, à vingt kilomètres de Liège, entre Meuse et Hesbaye, dans un de ces villages qui n’est plus tout à fait la campagne mais encore protégé des bruits de la ville et des fumées de l’industrielle vallée mosane. Il y a peu, il a fait une courte expérience de la vie citadine. Aujourd’hui, il est retourné là où il est né, là où il a vécu jusqu’à l’âge d’homme. Le retour aux sources, la complicité avec la terre expliquent en partie l’ouvre de J o Rome, une œuvre qui a des racines profondes dans l’enfance. C’est d’ailleurs le plus souvent à travers un regard d’enfant que le peintre aujourd’hui regarde le monde. Ne nous demande-t-il pas d’avoir un regard d’enfant, un regard débarrassé de toutes les scories des expériences de la vie d’adulte, pour entrer en complicité avec les vérités permanentes les plus simples, les plus vraies, les plus universelles.
A l’Académie des Beaux-Arts de Liège, il découvre l’expressionnisme flamand et Permeke dont les solides paysans ont des frères dans la riche terre de Hesbaye. Puis Jo Rome apprend à comprendre et à aimer Piero della Francesca, Uccello. Il retrouve dans leur art une architecture et une mathématique de l’organisation de l’espace qui sont à la peinture ce que le processus méthodique de la pensée cartésienne est à la philosophie. Sortir de l’école, aborder la vie, la carrière d’artiste – libre mais seul – c’est affronter le désarroi, avoir peut-être appris à comprendre et à aimer mais ne pas savoir, au carrefour de tant de routes possibles, laquelle prendre.
Jo Rome — il n’a pas cessé depuis — collabore avec des architectes, il apprend de nouvelles techniques, aborde de nouvelles matières. Lui, qui a fait ses classes en peinture décorative, est confronté au volume, à l’espace. Ipousteguy l’époustoufle, Dubuffet l’impressionne ; il aime les matières savantes de Fautrier l’Enragé. En pleine dictature de la peinture abstraite, le jeune peintre – sans éclat, sans barricade – conteste. Il reste – lui et quelques autres de sa génération – figuratif c’est-à-dire, à sa façon (au demeurant peu naturaliste), respectueux d’un sujet en « condition d’existence ››. Il faudra bien qu’il avoue plus tard qu’il est sorti quelque peu mouillé de la vague abstraite même si ses regards s’attardent du côté de Bacon, de Sutherland et même de Rauschenberg. Puis – ce fut l’affaire de plusieurs années pendant lesquelles Jo Rome vécut en état de crise (picturale) permanente – ce qui se passe rarement se passa … Jo Rome qui, pendant quinze ans, avait cherché ailleurs ses modèles et ses maîtres à peindre. eut cette «révélation» qui fera sourire les vaniteux : «On est un Liégeois, un homme de son coin, de sa terre, on ne peut espérer réinventer l’atome ». La réponse à cette vérité d’évidence est d’une lumineuse simplicité : «Je ne cherche plus midi à quatorze heures, je cherche dans la vie wallonne ce qui me touche et que je peux peindre en transformant. Là, je suis moi réellement. En même temps que je me rendais à cette évidence, je découvrais de vieux peintres liégeois : Rassenfosse, Derchain, Pirenne, Le Brun. Ce qui les intéressait m’intéresse mais replacé dans le monde d’aujourd’hui ». Le grand peintre, selon Jo Rome, est celui qui dit ce qu`il est et qui le dit avec son style. L »originalité – et la Vérité – ne serait-elle pas de ne pas succomber à la recherche effrénée de l’originalité ?
Qu’importe. dès lors. l’étiquette dont on affublera la démarche plastique de Jo Rome peintre: « nouveau réaliste », « nouvelle subjectivité », nouveau «peintre de genre » ou «intimiste»
Exhaussé par rapport aux enfants auditeurs, un curieux grand-père qui a la tête (en mouvement) de Marcel Jouhandeau paraît commenter l’actualité à son jeune auditoire. Le vieux, c`est l’ancêtre, la tendresse, celui qui sait. Mais le jeune auditoire c’est aussi l’âge des Sept boules de cristal, du rêve d’aventure. Le décor invite à la distraction. Le temps qui fuit, celui qui vient, la rencontre des âges, la voix de l” expérience qui est de peu de poids quand le jeu appelle dehors et la vie à venir.
L’ancien combattant collectionne les victoires, Don Juan collectionne les bonnes fortunes, le petit Collectionneur de Jo Rome collectionne les œufs d’oiseaux. Ils sont de tous les bleus devant l’enfant assis, sérieux, qui classe, rêve à tire d’ailes.
Qui d’entre nous qui n’a pas le cœur sec ne retrouve dans ces enfants son enfance ? Tendresse, humanité, sourire, connivence sans concession à la mièvrerie, à la sensiblerie des âmes hypocrites ou trop pures, ne feront pas oublier a l’œil expert du collectionneur adulte la solidité de la construction, le raffinement patient des matières, la hardiesse de la mise en page, l’adéquation de la couleur et de l’atmosphère au sujet traité. Une page de peinture qui va bien plus loin que la nostalgie !
L’œuvre de Jo Rome nous dit sans emphase, au bout d’un processus qui use mentalement du collage des souvenirs. la «terrible actualité du passé»

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